Dans la foret pluviale
Si « l’amour peut naître d’une seule métaphore » comme le dit Milan Kundera, l’aventure, elle, peut naître d’une seule photo, aperçue dans un coin de page d’un livre feuilleté nonchalamment au rayon des guides de voyages de la librairie, sur un magazine usé dans la salle d’attente du médecin, sur l’étagère d’un ami, lors d’une fête qui manque d’alcool et de musique. Une photo qui parmi tant d’autres, capte notre attention, sans que l’on sache spécialement pourquoi et allume au fond de nous cette petite flamme tremblotante, qui parfois s’éteint quelques minutes après, soufflée par une pensée triste, mais parfois aussi survie et prends de l’ampleur jusqu’à un jour, nous embarquer dans un avion pour Salvador de Bahia, pour y monter sur un vieux ferry rouillé, puis un bus aux suspensions gémissantes, lancé à travers les immenses pâturages vallonnés du Brésil.
La photo sur laquelle j’étais tombé ce jour-là était celle d’une plante aux élégantes feuilles rondes et brillantes, rappelant celles d’un grand nénuphar à l’allure incroyablement exotique, qui à sa floraison, lançait de son centre une grande tige très aérienne au bout de laquelle éclatait un pompon de petites fleurs blanches ou rouges, comme un feu d’artifice au-dessus du couvert uniformément vert des plantes de la forêt. La légende de la photo indiquait seulement : « bégonia Itaguassuensis, un bégonia rare, endémique des forêts pluviales des montagnes du Brésil.» Mais en fallait-il plus ?
Dans la zone délimitée par les deux lignes des tropiques, il en existe une troisième, invisible elle aussi, et qui se situe aux environs des mille mètres d’altitude. C’est celle où s’arrête la forêt des plaines et au dessus de laquelle commence la forêt d’altitude, également appelée forêt pluviale en raison des lourds nuages chargés d’humidité qui l’enveloppent constamment d’une brume épaisse et trempée, créant les conditions parfaites à l’épanouissement d’une flore luxuriante, d’une diversité exceptionnelle, et dans laquelle se cachent les spécimens les plus étonnants du monde végétal. Tant d’espèces multicolores et aux formes improbables qui y attendent encore patiemment que quelqu’un daigne enfin venir les découvrir.
Du moins, c’est avec ces pensées en tête que je quittais la route goudronnée pour m’engager sur une piste grimpant dans la forêt avec ma Fiat « Uno Way » (dont j’espérais tout de même qu’elle ferait aussi le retour…) hors d’âge, dénichée quelques jours plus tôt auprès d’un loueur peu regardant d’Itacaré. Agréablement surpris par la qualité de la piste dans un premier temps, une piste pavée, grand luxe dans la jungle, moi qui m’attendais à de la boue et de profondes ornières en cette saison des pluies. Je dû cependant déchanter au fur et à mesure que je montais. En effet les feuilles et la pluie rendant les pavés extrêmement glissants, et mes pneus étant, comme j’avais pu m’en rendre compte quelques heures plus tôt sur un dos d’âne non signalé, extrêmement lisses, ma Fiat se mit à patiner dans les pentes toujours plus raides. Péniblement je parvins tout de même jusqu’à la limite des nuages, où la route après un dernier pâturages traçait un virage en épingle à cheveux très serré avant de disparaître dans la forêt. S’en était trop pour ma Fiat qui d’un dernier patinage plaintif, me fit savoir qu’elle ne monterait pas plus haut, que je n’avais qu’à prendre mon sac à dos et continuer à pied pendant qu’elle m’attendrait tranquillement ici sur le bord de la piste. Ce que je fis donc.
L’air était frais mais la montée ardue dans une atmosphère saturée d’humidité eut vit fait de me mettre en nage. Et le couvert de l’épaisse canopée n’était pas de trop pour rendre l’ascension supportable. De part et d’autre de la piste, la forêt dense et impénétrable semblait comme les deux bords d’une plaie qui n’attendaient que mon passage pour pouvoir se ressouder à nouveau. Étrangement, il régnait un silence auquel je ne me serais pas attendu dans ce lieu pourtant exubérant de vie et seul un froissement de feuilles venait parfois répondre au bruit de mes pas sur les pavés, sans que je ne puisse jamais pour autant apercevoir ni identifier l’animal à son origine. Je m’arrêtais de temps à autre pour tendre l’oreille et scruter la forêt aussi loin que je le pouvais, c’est à dire quelques mètres au-delà de la piste tout au plus. Mais pour ne voir que l’habituel entrelac immobile de feuilles de toutes formes et nuances de vert, à travers lesquelles, à n’en pas douter, chaque créature de la forêt devait m’observer tapis en attendant mon départ pour reprendre leur affaires secrètes.
Enfermé dans ma tête, à calculer le temps qui me restait avant la tombée de la nuit, qui survient particulièrement tôt dans cette région du monde, à m’inquiéter de pouvoir faire demi-tour avec la voiture et d’arriver à redescendre en toute sécurité, à regretter d’avoir laissé sur la banquette arrière ce grand parapluie bien pratique, que j’avais pourtant spécialement acheté à Itacaré pour éviter de me retrouver coincé en haut d’une montagne comme celle-ci sous la pluie qui menaçait maintenant, je ne m’étais pas rendu compte des changements subtiles pour l’œil non averti dans la végétation qui m’entourait. Se mêlant désormais aux plantes courantes, de nouvelles plantes, que l’amateur éclairé que je suis, à défaut de pouvoir les identifier, savait cependant que celles-ci n’existaient que dans cet écosystème préservé. Je ne saurais vraiment expliquer avec précision ce qui les différencie des autres, à part cette impression étrange que l’on a en les admirant, d’être en présence de plantes survivantes d’une époque où le monde végétal régnait en maître à la surface de la Terre, et pouvait déployer toute la majesté de ses atours sans craintes d’être brouté, grignoté ou fauché. Et alors que la raison s’apprêtait à me convaincre de faire demi-tour, soudain, sur un immense rocher bordant la piste, apparurent de grosses feuilles rondes, immanquables, brillantes comme si elles venaient d’être passées à la cire, immédiatement identifiables comme appartenant à la grande famille si singulière des bégonias. Bégonia Itaguassuensis, dans son environnement naturel, colonisant la paroi de roche verticale, qu’aucune autre plante n’était en mesure de lui disputer.
Me suis-je mis à pleurer de joie ? Me suis-je senti envahi d’une immense satisfaction d’avoir trouvé cette plante ? Comme ces scientifiques dans les documentaires ? Non, et je n’ai jamais compris, avec une certaine jalousie d’ailleurs, comment ceci pouvait susciter tant d’émotion. Cette plante pouvait disparaitre de la surface de la terre, son habitant naturel détruit pour en faire des pâturages a beefsteak que ça ne m’aurait pas empêché de dormir a vrai dire. Certains voyagent pour atteindre quelque chose, d’autres pour fuir quelque chose. Je n’ai jamais su vraiment pourquoi je voyageais, peut-être un peu pour les deux. Peut-être simplement pour être en mouvement. La pluie se mit à tomber, on m’indiquait que mon temps imparti était échu, et que j’étais invité maintenant à m’en aller pour laisser la forêt retourner à sa quiétude. J’avais atteint le bord de la table de billard, je n’avais plus qu’à rebondir et repartir dans l’autre sens.